2014/06/28

Zélia Gattai : La reine du bal

« Pour Jorge qui m'a ouvert les barrières du monde avec tout son amour » (Zélia Gattai, en dédicace à son époux)

Années 1948-1949 : en pleine apogée de la Guerre froide entre l'Est et l'Ouest, dans un monde idéologiquement scindé en deux blocs se menaçant réciproquement de l'atome, des hommes et des femmes sont traqués, persécutés, torturés, et parfois même assassinés pour raisons politiques ; y compris en démocratie, laquelle a ses limites aussi.
Au Brésil, l'écrivain communiste Jorge Amado, bien que démocratiquement élu député de São Paulo en 1945, voit son mandat révoqué à peine trois ans plus tard par un gouvernement brésilien aux abois, sous la pression des States et de son administration. Déclaré hors-la-loi en son propre pays et recherché par la police fédérale, Amado décide alors de se réfugier en France, où Zélia le rejoindra peu après, sitôt leur bébé en âge de supporter la traversée de l'océan par laquelle débutent ces Mémoires marquées du sceau des voyages.
D'abord le Portugal et l'Italie, par où Zélia transite, ensuite la Tchécoslovaquie et la Pologne, notamment deux poignantes visites à Auschwitz et dans les ruines de Varsovie... et puis Paris rive gauche, où Zélia peut enfin déballer ses bagages dans le modeste appartement de l'Hôtel Saint-Michel de madame Salvage. Mais à peine Zélia a-t-elle le temps de s'installer dans ses nouveaux quartiers que le couple Amado-Gattai repart aussitôt en tournée : URSS, Roumanie, Bulgarie, Hongrie... Infatigables militants de la paix, Jorge et Zélia, sillonnent en effet l'Europe et ses Congrès, prononçant un discours par-ci, suivant une conférence par-là, le tout entrecoupé d'excursions au coeur des républiques soviétiques dont Zélia dresse un tableau somme toute assez nuancé, et donc intéressant.
L'autre intérêt de ces Mémoires est l'évocation des années d'après-guerre au sein d'un Quartier Latin toujours aussi effervescent. Car si l'on est soumis, ici comme ailleurs, au rationnement du pain, du sucre ou du café, on s'y montre par contre prodigue en amitié, en rires et longs débats politico-culturels. De sorte que l'on croise tout au long de cette lecture quelques personnalités de gauche parmi les plus célèbres de l'époque, ces compagnons de route, de lutte et souvent d'exil qu'étaient Aragon, Sartre, Eluard et Neruda, Chagall, Vercors et Picasso, Ilha Ehrenbourg, Anna Seghers, Carlos Scliar et Tsétéra...
En revanche, qu'on se s'attende pas à voir évoquer les mouvements sociaux français, notamment la grande grève des mineurs de 1948 : Zélia n'en souffle mot. Un silence étonnant au vu de l'engagement de son époux... mais que l'on peut sans doute expliquer, voire excuser, par le devoir de réserve que s'imposa Amado envers un pays hôte. Réserve qui, cependant, n'empêcha pas qu'en septembre 1949, au retour d'un voyage à Moscou, Jorge Amado et Zélia Gattai furent convoqués par le préfet de Paris, lequel leur donna 15 jours pour quitter le territoire national. Fin du volume.


Et puisque le couple Amado-Gattai est une sorte d'équivalent brésilien du couple Sartre-Beauvoir, cet extrait plutôt amusant de leurs rencontres, l'une dans un restaurant de Rio, l'autre dans un ancien cabaret de Saint-Germain-des-Prés, qu'on imagine enfumé, bruyant, bien vivant :

Sartre et Simone de Beauvoir m'apprennent le français :

Clients assidus, nous étions retournés un soir à la Rose rouge, pour voir les Frères Jacques dont nous étions de fervents admirateurs.
Nous avions déjà eu l'occasion de voir et de saluer Sartre et Simone de Beauvoir dans ce fameux cabaret existentialiste. Ce samedi-là, Sartre nous invita à sa table.
Jorge ne l'avait vraiment approché que deux fois : à son arrivée à Paris, lors du cocktail offert par l'éditeur de Terre violente, et puis quand il était allé lui demander de signer le télégramme en faveur de Pablo Neruda.
Quelque temps après, un ami nous raconta que Sartre avait été très touché de savoir qu'au cours de la réunion où avait été décidé d'envoyer le télégramme au président Videla et d'exiger la liberté de Neruda, Jorge avait soutenu devant Aragon et d'autres que Sartre signerait. Eux avaient exprimé des doutes, fondés sur les divergences existant à ce moment-là entre le philosophe créateur de l'existentialisme et les communistes. Jorge avait rendu justice à Sartre : de telles divergences ne modifieraient en rien les principes du penseur, toujours engagé dans la défense de la liberté et des droits de l'homme.
« J'irai moi-même le trouver et je parie qu'il signera.
- Pari tenu », avait rétorqué Aragon.
Résultat : le nom de Jean-Paul Sartre venait en tête sur la liste des signataires du télégramme.
A partir de cette soirée à la Rose rouge, Jorge et Sartre se rencontrèrent en diverses occasions et dans toutes les parties du monde ; ils participèrent ensemble à des congrès, ils devinrent amis.
Je ne connus Simone de Beauvoir et Sartre de plus près qu'en 1959, lorsqu'ils vinrent au Brésil pour le 1er Congrès de critique et d'histoire littéraire, organisé à Recife. L'écrivain Eduardo Portella était le secrétaire général de ce congrès et c'est lui qui avait eu l'idée d'inviter le couple de penseurs français. Appuyant l'invitation officielle, faite par le recteur de l'université fédérale du Pernambouc, Jorge écrivit une lettre à Sartre, lui disant toute l'importance de ce congrès et de leur présence.
Avec Sartre et Simone, nous tissâmes des liens d'amitiés sans les cérémonies ou les gênes qui inhibent si souvent les simples mortels amenés à fréquenter de grandes personnalités. Ils se mirent tout de suite à l'aise. Ensemble, nous voyageâmes à travers le Brésil, leur montrant Bahia, Rio de Janeiro où nous habitions, l'Etat du Minas Gerais, Brasilia, encore en construction, et l'île du Banamal, au cours d'une visite chez les indiens Carajàs. Nous eûmes l'occasion de discuter ensemble longuement, mêlant les conversations sérieuses et les plaisanteries les plus drôles, indignés parfois de ce que nous voyions, ailleurs émus, riant beaucoup des particularités de la vie brésilienne.
J'étais alors élève à l'Alliance française et je faisais sauter des cours pour pouvoir les accompagner. Un jour Simone me dit que Sartre et elle avaient des remords et qu'ils avaient décidé de me donner des cours particuliers pour réparer les dommages causés à mes études. Cahier et crayon en main, je reçus donc des cours quotidiens — parfois deux fois par jour. Mes professeurs improvisés — je ne pouvais en rêver de plus illustres — me faisaient faire des dictées, m'expliquaient les règles de grammaire. Il arrivait parfois qu'ils se disputent sur des exceptions ou des accords de verbes, avec une joyeuse obstination. Ces cours, dispensés au restaurant en attendant d'être servis, nous amusaient énormément, car Sartre tenait beaucoup à m'apprendre le langage populaire, non pas seulement le vocabulaire châtié qui ne s'emploie qu'à l'Alliance française, comme il le soulignait lui-même, mais surtout des mots, des expressions et des phrases d'usage courant :
« Des choses que tu n'apprendras jamais à l'Alliance française, Zède », me disait-il, avec le surnom qu'il avait inventé pour moi.
Le cours commençait :
« Voyons voir : quelle est la différence entre "s'en foutre'"et "être foutu" ? Allons-y ! » J'étais une bonne élève, mais j'eus pourtant du mal à donner un exemple avec "s'en foutre", plus difficile que la deuxième expression, que je résumai d'un seul geste de la main, qui arracha à mes maîtres un énorme éclat de rire accompagné d'un grand "bravo !" d'enthousiasme et d'encouragement.
« Très bien. » Maintenant Simone était le professeur. « Qu'est-ce que tu dois dire à quelqu'un qui te casse les pieds ? »
Je répétai, m'appliquant à prononcer le mieux possible la phrase qu'ils m'avaient apprise la veille : « Il y a des coups de pied au cul qui se perdent ! »
Mon vocabulaire populaire ne cessait de croître et, sur le conseil de mes maîtres, j'en faisais l'application comme eux, au fur et à mesure que j'en avais l'occasion au cours de la journée :
« Flûte ! merde, merde alors ! con, espèce de con, espèce d'andouille ! » Et ainsi de suite.

Zélia Gattai : La reine du bal (1984)
Traduction de Jane-Lessa et Didier Voïta
Editions Stock (1985)


2014/06/21

Zélia Gattai : Un chapeau pour voyager

« Élevée et éduquée dans l'ambiance d'un monde sans frontières, je n'ai jamais fait de distinction de race ou de couleur : j'ai appris à juger les hommes d'après leurs mérites » (Zélia Gattai)

Quand Jorge et Zélia sont présentés l'un à l'autre, c'est un peu comme un début de conte de fée, puisque c'est lors d'un bal donné à São Paulo, en janvier 1945, que l'écrivain déjà mondialement connu et la fille du peuple échangent leurs tout premiers mots, avec un éclat dans l’œil et des sourires plein la bouche. Ils sont alors âgés d'une trentaine d'années, vivent séparés d'avec leur conjoint respectif et ont un enfant chacun sur les bras ; elle est anarchiste, il est communiste : ils sont donc faits pour s'entendre à merveille, ce qu'ils firent durant 56 ans.

Dans ce deuxième volume de ses Mémoires, Zélia retrace la période allant de 1945 à 1947 sous l'angle de sa vie privée (rencontre avec Amado, quotidien du couple, découverte de la belle-famille) et sous celui des événements politiques nationaux (chute du dictateur Getúlio Vargas et arrivée au pouvoir d'un ancien militaire, Eurico Gaspar Dutra, lequel commença par démocratiser un peu le pays, avant que d'ouvrir à nouveau la chasse aux cocos, alors en pleine ascension. Considéré comme une maladie qu'il fallait éradiquer, le Parti fut bientôt déclaré illégal et ses membres, dont le député Amado, contraints à l'exil ou à la clandestinité).
Tout cela nous est ici raconté avec beaucoup de légèreté, en 304 pages et 207 souvenirs, la plupart assez plaisants à lire, mais l'ouvrage vaut surtout pour le double portrait d'Eulália et João, les parents d'Amado. On y découvre en effet un homme et une femme de fort caractère : l'une plutôt exubérante, bavarde et malicieuse, ayant toujours une histoire plus ou moins vraie à raconter à sa bru ; l'autre, un peu plus taciturne, drapé dans son orgueil de vieux fazendeiro ayant jadis lutté pour la conquête de la terre... Un père et une mère pour lesquels Jorge Amado a bien évidemment le plus grand des respects, desquels il s'est inspiré pour bâtir de nombreux personnages de romans, et qui vérifient surtout l'adage selon lequel les chiens ne font pas des chats.

Un certain sourire...

En extrait ci-dessous, l'un des derniers chapitres du livre, où il est question de l'Etat policier d'Eurico Dutra, le même genre de régime qui nous pend peut-être au nez dans un avenir plus ou moins proche :

Une visite à l'aube

[...] J'étais fatiguée et profondément endormie quand je fus tirée de mon sommeil avant l'aube par les aboiements répétés de Chuli et un bruit de voix tout près de la maison. J'entendis parler Seu Antônio :
« Le dôctor Amado n'est pas là... Il n'y a que sa femme et le bébé... »
Que pouvait-il bien se passer ? Des coups à la porte me firent trembler...
« Ouvrez la porte ! Police ! »
Je m'habillai en toute hâte tandis que les coups se faisaient de plus en plus violents :
« Ouvrez ou on enfonce la porte !... »
Trois hommes firent irruption dans la maison, revolver au poing, deux autres restèrent dehors pour surveiller.
« Où est-ce qu'il est ? » crièrent-ils, en pénétrant dans toutes les pièces. « Où est-il planqué ? »
Ils cherchaient partout sans se gêner dans les armoires, sous les lits, derrière les portes. Je me collai instinctivement à la porte de ma chambre.
« S'il vous plaît, dans cette pièce, il y a un bébé qui dort. »
Ils me repoussèrent brutalement et entrèrent, persuadés que Jorge se trouvait caché là.
« Sors d'ici, ordure ! »
Effrayé par le bruit, le petit se réveilla et se mit à pleurer. Je le sortis du berceau et le serrai contre moi.
Le plus sauvage des trois m'interrogea directement :
« Où est-ce qu'il est ?
- En Europe », répondis-je.
Où avais-je trouvé autant de sang-froid ? Je me sentais calme. Je ne devais ni ne voulais discuter avec ces forcenés. Je leur fis une seule question :
« De quelle police ?
- Police d'Etat de Rio », répondit la brute.
Sur le mur au-dessus de notre lit, était accroché un dessin de Flavio de Carvalho, un très beau nu. Un des flics attira l'attention de ses collègues :
« Regardez cette cochonnerie ! Quelle indécence ! »
Il arracha le tableau et le jeta par terre, le verre se brisa.
« Bon qu'à la poubelle ! »
Ils continuèrent à tout bouleverser, ils cherchaient maintenant des documents subversifs. Les enveloppes toutes prêtes près des valises furent vidées par terre ; tous ces papiers, qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Ils décidèrent de tout emporter : ils s'emparèrent des sacs d'aliment dans le garage et les remplirent avec toutes les archives de Jorge, y compris des documents précieux : des dizaines de lettres d'écrivains comme Osvald de Andrade, Graciliano Ramos, José Lins do Rego, Erico Verissimo, Mario de Andrade et beaucoup d'autres ; quelques lettres d'écrivains étrangers fameux, parmi lesquelles une de Romain Rolland.
Les valises de vêtements, les caisses de vaisselles et de couverts furent vidées et leur contenu répandu sur le sol. Ils s'intéressaient aux enveloppes de photographies qu'ils regardaient et déchiraient pour ensuite les piétiner. Spectacle ridicule s'il n'avait été effrayant. Ils découvrirent trois petits drapeaux que je gardais, depuis la fin de la guerre, les drapeaux des forces alliées, du Brésil, des Etats-Unis et de l'Union soviétique.
« Regarde le drapeau avec la faucille et le marteau ! Mets dans le sac...
-Pourquoi vous n'embarquez pas les trois ? » me risquai-je à demander.
Ils n'écoutaient pas ; leur attention était maintenant attirée par un poignard au fourreau en argent ciselé, un cadeau que Jorge avait reçu dans le Rio Grande do Sul. La brute tira le poignard hors de son fourreau et m'en montra la pointe :
« Ça, c'est pour ton mari quand il reviendra... Dis-lui qu'on va lui boire son sang... »
Seu Antônio, fidèle, pâle comme un linge, ne me quittait pas d'un pouce. Maintenant ils renversaient les caisses de livres. Ils choisirent au hasard ceux dont la reliure était rouge et les mirent dans le sac... Ayant découvert une grande photo de Jorge, il la déchirèrent délibérément sous mon nez et sortirent en marchant dessus...
Ils s'en allèrent quand les coqs commençaient à chanter au petit matin, emportant toutes nos archives, les livres et le poignards d'argent.
Auparavant, ils avaient donné l'ordre à Seu Antônio d'aller chercher des poules pour eux, mais Seu Antônio n'avait pas bougé. Voleurs de poules par-dessus le marché.

Zélia Gattai : Un chapeau pour voyager (1981)
Traduction de Didier Voïta et Jane Lessa
Editions Stock (1984)

2014/06/14

Zélia Gattai : Zélia

« La vie explose et s'affirme à chaque page de Zélia. Celle qui l'a écrit, en l’occurrence j'en suis le meilleur témoin, est une Brésilienne courageuse, douce, sensible et vivante, à qui les circonstances ont permis [...] de connaître les plus grandes personnalités intellectuelles de son temps [...] et qui n'a pourtant jamais cessé d'être fille de travailleurs immigrés italiens, gardant dans son cœur pur le flambeau de ce rêve qui traversa l'océan » (Jorge Amado)

Début des années 80 : alors qu'Action Directe, les Brigades Rouges et autres chapelles d'extrême-gauche occupaient encore avec fracas le devant de la scène internationale, les Editions Stock publiaient le premier livre de Zélia Gattai, mais en remplaçant toutefois son titre original, "Anarchistes, Dieu merci", par un titre plus consensuel et plus innocent, on comprend pourquoi. Un choix éditorial d'autant moins discutable qu'à l'intérieur du bouquin ne se trouve aucune propagande pour les idées de Proudhon ou Bakounine et qu'on n'y apprend pas davantage la recette de la bombe-aux-clous mais seulement celle du bonheur d'ek-sister, comme dirait Heidegger.
Zélia a déjà 63 ans lorsqu'elle rédige ce premier recueil de souvenirs, ou disons plutôt cette chronique familiale, initialement destinée à ses trois enfants. D'une écriture simple, fraîche, et parfois un peu naïve, elle leur raconte ce que fut la vie d'une gamine de dix ans dans le Brésil des années vingt, tout en donnant à son récit un petit parfum d'Italie, puisque sont très largement évoquées ses origines transalpines.
C'est en 1890, à une époque où les italiens émigraient massivement vers les Amériques (USA, Argentine, Brésil) plutôt que vers l'Europe (France, Suisse, Allemagne), que nonno et nonna Gattai décidèrent en effet de traverser l'Atlantique pour vivre une expérience libertaire dans l'Etat du Paraná sous l'égide de l'anarchiste Giovanni Rossi, fondateur de la Colonie Cecília (wiki). Quarante-huit mois durant, cette communauté assez hétéroclite tenta de vivre selon ses règles et ses principes, donc au sein d'une société où la religion était bannie, la hiérarchie absente, l'amour libre et la propriété proscrite. Mais en 1894, face aux difficultés qui s'amoncelaient, à la misère qui s'accumulait, les derniers compagnons mirent un terme à leur expérience utopique et, basta così, partirent chacun de leur côté...

Un certain regard...

Si Zélia Gattai consacre une vingtaine de pages, parmi les plus intéressantes du bouquin, à ses deux grands-parents épris d'autogestion, le cœur du livre est bien évidemment réservé à son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, oh-oh, c'est ça le vrai bonheur... A travers une succession d'anecdotes familiales souvent amusantes et faciles à lire, le lecteur fait d'abord connaissance avec Seu Ernesto et Dona Angelina, le papa, la mamma, l'une passionnée d'animaux, l'autre de voitures ; puis il découvre les frangins les frangines : les tours pendables qu'ils jouent à leurs parents dans la maison de la rue Alameda Santos, à São Paulo, où l'on crie et l'on chante comme à Florence ou Bergame ; et puis il parcourt aussi la ville en compagnie de Zélia, s'assied à ses côtés sur les bancs du tramway, de l'école, du cirque ou du cinéma muet... l'accompagnant ainsi au jour le jour dans ces mille-et-un petits riens qui, mis bout-à-bout, font une vie, celle d'une petite fille qui grandit dans un monde en mouvement :

Les automobiles envahissent la ville

A cette époque [1920], la vie à São Paulo était tranquille. Elle aurait pu le rester longtemps sans l'invasion croissante des automobiles d'importation qui circulaient dans les rues de la ville ; de gros tuyaux sur le côté lâchaient, en de stridentes pétarades, de la fumée noire ; des klaxons criards, surprenant les distraits, ouvraient la voie à quelques conducteurs effrénés qui, dans leur course folle, enfreignaient les règles de la circulation : ils poussaient l'audace jusqu'à dépasser les vingt kilomètres-heure, seule vitesse tolérée sur route. Malgré cette affaire de circulation, la ville se développait sans à-coups. On ne connaissait pas encore la fièvre des grands immeubles. Il n'était pas question de radio et encore moins de télévision ! ... On n'écoutait pas la musique sur des appareils de haute fidélité mais sur des gramophones à cornets et à manivelle. On prenait le temps de vivre, sans se presser. Pourquoi avoir recours à des abréviations ? On pouvait tranquillement lire un nom de bout en bout, sans équivoque, et on avait le temps de donner de l'emphase s'il le fallait. Il y avait à l'époque peu de distractions accessibles à une famille modeste comme la nôtre. Alors les valeurs étaient tout autres ; les plus petites choses, les événements les plus simples avaient une résonance et prenaient une énorme importance. Notre vie était variée, joyeuse et saine. Notre imagination avait des ailes, et nous faisions de tout une fête. Rien n'obscurcissait nos rêves, on riait de bon cœur.

Zélia Gattai : Zélia (1979)
Traduction de Mario Carelli (avec la collaboration de Dominique Nunes)
Editions Stock (1982)

2014/06/12

Jorge Amado : Dona Flor et ses deux maris

« Une veillée funèbre sans alcool est un manque de considération envers le défunt, cela signifie indifférence et cruauté » (Florípedes Guimarães, en réponse à la question : Que faut-il offrir lors d'une veillée funèbre ?)

Quelle femme n'a pas secrètement rêvé d'avoir deux époux ? Le premier idéalement taillé pour les plaisirs du lit, le second lui assurant sécurité et protection, la tranquillité d'une vie bien rangée. Pour Dona Flor, professeure émérite d'art et saveur culinaires, le rêve finira par devenir réalité après quelques déboires amoureux.
Son premier mari, Vadinho, un sympathique vaurien, passe de vie à trépas un jour de carnaval dans les rues de Salvador où il dansait la samba déguisé en fille de Bahia. C'est alors pour Dona Flor le temps des larmes et du deuil. N'ayant plus goût à rien, elle passe des semaines entières prostrée dans sa chambre, à se remémorer les 7 ans de vie commune avec feu son époux, et donc à se rappeler tantôt du meilleur : les folles nuits d'amour, et tantôt du pire : les jours où il la trompait, lui mentait, la battait, dépensait au jeu et au bar toutes ses économies.

Dans le lit de fer, une seule pensée accable dona Flor, la plonge au plus profond d'elle-même, en lambeaux : plus jamais elle ne l'aurait, plein d'agitation, son Vadinho ; plus jamais. Cette certitude la pénètre et la brise ; lame de venin, elle lui déchire la poitrine et lui meurtri le cœur, effaçant son anxiété de survie, sa jeunesse avide de subsister. Sur le lit de fer gît dona Flor, telle une suicidée. Seul le désir la soutient et la mémoire persiste. Pourquoi l'attend-elle, puisque c'est inutile ? Pourquoi le désir se dresse-t-il comme une flamme, un feu qui lui brûle les entrailles, qui la maintient en vie ? Puisque c'est inutile, puisqu'il ne reviendra pas, audacieux amant, lui arrachant combinaison ou chemise, culotte de dentelles, exposant sa nudité satinée, disant des phrases si folles que même dans sa mémoire elle n'ose les répéter, si folles et indécentes, mais si jolies ! Hélas ! Il ne viendra plus lui caresser la gorge, les hanches et le ventre, l'éveiller et l'endormir, tempête de désirs, ouragan qui l'emportait, aveugle, brise de tendresses, zéphyr de soupirs, elle défaillant pour se réveiller de nouveau. Hélas ! plus jamais ! Seul le désir la soutient, ainsi que le souvenir.

La magnifique comédienne brésilienne : Sonia Braga

Puis vient l'après-veuvage et, avec le retour du printemps, la fin des abstinences. Torturée par le désir, la jeune veuve encore appétissante entrouvre enfin son cœur à d'éventuels prétendants. Aussitôt, les hommes de Bahia et d'ailleurs se bousculent pour remplacer Vadinho dans sa couche. Flor les rembarre un par un, puis finit par céder aux avances de Teodoro Madureira, un pharmacien à la réputation solide, homme d'ordre et de méthode, accessoirement joueur de basson au sein d'un orchestre amateur... en trois mots : chiant comme la lune. Et Dona Flor se meurt d'ennui dès sa première nuit de noce :

Dona Flor se prépara devant le miroir, rapidement, écoutant l'eau couler, l'eau du bain de son mari. Quant à elle, elle se parfuma à l'eau de Cologne et à l'héliotrope. Sur le corps nu, sur le ventre lisse, rien que le parfum et les dentelles noires de la transparente chemise de nuit de batiste. Un éclair de désir impudique voulant s'imposer sur la pudeur honnête qui lui faisait baisser les yeux, la rendait tremblante et craintive. Elle couvrit le désir et la beauté, les dentelles et les volants transparents avec le chaste drap de lit auquel la lavande apportait une odeur de famille et d'innocence.
[...] Elle imaginait pourtant comment cela allait se passer, car elle avait été mariée et, même avant de l'être, avait appris l'amour dans un lit de marée et de tempête. Elle savait comment ce serait, car elle en avait gardé le souvenir fidèle et précis, dans la pensée et dans chaque détail de son corps. Encore un instant et lui, nouveau mari, franchissant enfin les frontières de l'éducation raffinée et de la pudeur, écartant drap et chemise de nuit, avec mille caresses et un déluge de mots fous, dans un ouragan de bouches affamées, de mains savantes, l'éloignement de la pudeur et de la honte, atteindrait le fond de son humide vérité. Elle sent le corps de son mari contre le sien, dans le lit.
[...] Le cœur battant, les yeux fermés, elle attend le geste brusque de son mari lui arrachant drap et chemise, la découvrant toute. Car, ainsi qu'elle avait appris au prix de sa vertu perdue, a-t-on jamais vu faire l'amour en chemise de nuit, le corps vêtu ou couvert, fût-ce par le plus transparent linon, a-t-on jamais vu pareille absurdité ?
Et bientôt il lui fut donné de voir, non une absurdité, mais une chose différente. Au lieu de la découvrir, il se couvrit lui aussi et, sous les draps, la prit dans ses bras. Attirant sa tête aux cheveux noirs presque bleus, il la repose sur sa poitrine large comme un quai de port, lui baisant tendrement la joue, puis la bouche, en un baiser enfin tel que dona Flor le pressentait et l'attendait.
Prise de surprise, elle s'abandonna et dans le baiser se rompit la fragile écorce de pudeur. La main de l'époux descendait de la hanche vers la cuisse, par-dessus la chemise, et toucha l'ourlet de batiste ; puis, dona Flor ayant à peine le temps de s'épanouir, il souleva dentelles et volants. Sans perdre de temps à la dévêtir et à se déshabiller lui-même, ou en caresses sensuelles, toujours couvert par le drap de lit, il se mit sur elle et la posséda avec envie, force et enchantement. Tout cela fut très rapide et pudibond ; très différent de ce qu'avait connu dona Flor, et par cela même elle se perdit et ne le rejoignit pas en cette muette et courte possession. Elle entrait à peine dans le champ du désir et déjà elle entendait le chant de victoire à l'autre bout de la plaine. Dona Flor se sentit oppressée, avec une envie de pleurer.

José Wilker (Vadinho) / Sonia Braga (Dona Flor) / Mauro Mendonça (Teodoro Madureira)

Et puis arrive le jour où Vadinho, ou plutôt son fantôme, réapparaît aux yeux de Dona Flor. Elle seule peut le voir et l'entendre lui susurrer des mots d'amour, allongé lascivement sur le canapé ou se baladant dans les couloirs, souvent nu comme un ver et lubrique en diable. L'un est déterminé à exercer de nouveau ses droits conjugaux, l'autre, par fidélité maritale envers le Docteur Sirop, refrène ses ardeurs aussi longtemps qu'elle peut... mais :

Insensé et insolent ! Vadinho l'avait toujours été et n'avait pas changé durant ses années d'absence :
- Cette nuit je viens te tirer du lit. Attends-moi...
Comme si dona Flor était la dernière des dernières, dissolue au point de se livrer à la débauche devant son époux endormi. Sur le lit de fer, le docteur Teodoro dort du fameux sommeil du juste, son noble visage au repos, la respiration uniforme, comme s'il ronflait au rythme du basson.
Dona Flor  contemple le visage respecté de son mari et une vague de tendresse l'envahit : il n'existe pas d'homme meilleur, d'époux aussi parfait. Ame forte, caractère pur, diamantin, dona Flor décide de rompre une fois pour toutes l'intrigue douteuse et insoutenable, indigne de sa condition et de sa loyauté.
Mieux valait attendre dans le salon, transférer là sa veille, c'était aussi plus prudent : elle ne courrait pas le risque de se voir dans les bras de Vadinho dans la chambre même où dormait l'autre époux, le bon et probe mari. Car, esclave de ses sens, corps licencieux, vile matière, dona Flor craint de s'abandonner subitement. Déjà sa volonté ne lui obéit plus, un vertige s'empare d'elle et sa vertu est à la merci du séducteur. Elle n'est plus maîtresse de son corps, la matière indocile n'obéirait plus à son esprit, mais bien au désir de Vadinho.

[...] Dans le salon, les portes du ciel s'ouvrirent, le chant de l'allégresse éclata. « A-t-on jamais vu faire l'amour en chemise de nuit ? » Dona Flor aussi dévêtue que lui, chacun se parant de la nudité de l'autre et se complétant. Un aiguillon de feu la transperça. Pour la deuxième fois Vadinho s'empara de son honneur : la première fois alors qu'elle était jeune fille, et maintenant qu'elle était l'épouse de Teodoro (qu'elle eût d'autres maris encore et il continuerait). Ils s'aimèrent dans les champs de la nuit jusqu'à l'orée du jour.
Jamais elle ne s'était donnée ainsi : si librement, avec une telle fougue, une si ardente avidité, un tel délire. Ah ! Vadinho, si tu avais faim et soif, que dire de moi, maintenue à un régime maigre et sans saveur, sans sel et sans sucre, chaste épouse d'un mari respectueux et sobre ? Que m'importe ma réputation dans la rue et dans la ville, mon nom si digne ? Mon honneur de femme mariée, que m'importe ? Prends tout cela dans ta bouche ardente au goût d'oignon cru, brûle dans ton feu ma décence innée, déchire de tes éperons mon ancienne pudeur, je suis à toi, chienne, cavale, putain.
Ils se prenaient et se reprenaient, s'appelaient et se répondaient et repartaient de plus belle. Tant de regrets et de désirs à combler et à assouvir, tous atteints et parfois répétés.
Insolente et bien-aimée, osée et belle, la voix de Vadinho lui disait mille choses indécentes, lui rappelait les douceurs d'autrefois.
- Te rappelles-tu la première fois que je t'ai sentie ? Les groupes de carnaval arrivaient sur la place, tu t'es blottie contre moi...
- C'est toi qui m'as attirée dans tes bras et ta main m'a...
Il la caressait et sa main la reconnaissait :
- Ta ligne de sirène, ton ventre couleur de cuivre, tes seins de fruits d'avocatier. Tu as embelli, Flor, tu es plus opulente, appétissante de la tête aux pieds. Je vais te dire : dans ma vie j'ai cueilli beaucoup de chochotas, une belle récolte, mais aucune comme la tienne, c'est la plus savoureuse de toutes, je te le jure, ma Flor...
- Quel goût a-t-elle ? dit dona Flor, ayant perdu toute pudeur.
- Un goût de miel et de poivre, et aussi de gingembre...
Il parlait et dona Flor s'abandonnait : Vadinho le plus fou, le plus tyran, feu et vent. Vadinho, ne t'en va plus, plus jamais. Si tu repartais, j'en mourrais de chagrin. Même si je te le demande et t'en prie, ne t'en va pas ; même si je te l'ordonne ne m'abandonne pas...
Je sais bien que je ne serai heureuse que si tu n'es pas là, si tu pars. Avec toi il n'y a pas de bonheur, seulement le déshonneur et la souffrance. Mais sans toi, pour heureuse que je sois, je ne peux pas vivre, je ne vis pas, ah ! ne me laisse jamais...

Jorge Amado : Dona Flor et ses deux maris (1966)
Traduction de Georgette Tavares-Bastos
Editions Stock

Dona Flor e seus dois maridos (comédie de Bruno Barreto, 1976) 

Ecrit en pleine libéralisation sexuelle apparue au tournant des années 60, Dona Flor marque la fin de la morale bourgeoise et y participe à sa façon, en se moquant notamment de ces vertus surannées qu'étaient la fidélité, la pudeur et la chasteté. Considéré à sa sortie comme l'un des chefs-d'oeuvre de Jorge Amado, et aujourd'hui encore toujours encensé, souvent conseillé, ce livre m'a quant à moi déçu. Beaucoup de bonnes pages et de bons passages, c'est évident, mais :
1) le comique de la situation aurait pu être mieux et davantage exploité.
2) l'aspect social, toujours présent dans les livres d'Amado, se limite ici à une question de mœurs (ce qui pour l'époque n'était pas rien, mais aujourd'hui...)
3) le succès du livre contribue à donner du Brésil et des brésilien(ne)s une vision un peu caricaturale où, hormis les notables, tous sont de joyeux fêtards, beaux gosses et belles gonzesses.
4) 700 et quelques pages d'une extraordinaire richesse verbale, selon certains, ou bavardage limite logorrhée, à chacun d'en juger...

Pour le reste on retrouve l'univers si particulier d'Amado version débauché : la vie nocturne à Bahia, ses cabarets et ses boxons peuplés de l'habituelle faune amadienne : prostituées au grand cœur, voyous de seconde zone et sorciers candomblé, plus quelques personnages bien réels, tels Dorival Caymmi, Pierre Verger, le peintre Carybé... et encore trois ou quatre recettes de cuisines typiquement bahianaises comme, par exemple, la tortue en cocotte.

2014/06/07

ANPéRo : Masse critique (30/05/2014)

« On critique souvent ce qu'on n'aime pas... parce que ça a pris la place de ce qu'on aime »

Épuisé mais ravi, harassé mais comblé... ce qu'il se disait in petto après sept heures passées dans un bain de culture in vino. Et donc bien content de poser enfin son cul dans sa caisse, finissant-là sa nuit à l'heure où... mi-fa-mi ré-do-ré, cinq accords de piano et une trompette qui soupire sur un frou-frou de cymbales... à l'heure où Garbit entamait la sienne avec une miss Vera Lynn d'humeur toujours aussi amoureuse : 1h30 du matin, l'auto-radio crachotait sur 93,5FM et le conducteur rêvassait arrêté au feu rouge. Bientôt il traverserait Clignancourt avant d'enquiller l'A15 direction la banlieue, ses dortoirs insalubres, ses minimas sociaux, ses zones de non-droit... cependant qu'ici, place de la République, aux terrasses de café bondées malgré l'heure tardive, des jeunes gens plutôt bien sapés refaisaient le monde en s'enfilant des mousses à 6 euros la pinte. Contraste encore, un peu plus tôt, à la librairie l'Entropie où s'étaient réunis pour un nouvel apéro des individus venant d'horizons somme toute assez différents, mais tous épris d'art et de culture, appréciant la bonne chère, les bons vins, les bons mots :
   - Bonjour !
   - Enchanté !
   - Comment va ?
   - Des hauts et des bas...
   - Eh ben v'là un p'tit r'montant !
   - Du Jurançon ?
   - De l'AOC !!!
L'ambiance avait été comme d'habitude un peu bohème, à la bonne franquette, et l'espace si confiné que les plus improbables des couples s'étaient rapidement formé de-ci de-là : au coude-à-coude ce soir-là le biker tatoué et la quadra BCBG, le vieux prof à la retraite et l'ancien des Baumettes, l'ermite du Val d'Oise et l'anar de Montreuil... Combien étaient-ils ? Oh, pas aussi nombreux que pour un concert des Stones ou une bénédiction papale, c'est sûr, mais suffisamment quand même pour qu'un observateur attitré ne sache plus trop où donner des yeux et accorder des oreilles. Ici on causait cinéma, science et littérature, là on alignait les calembours et les contrepèteries tout en convertissant des terabytes en pétaoctets, et partout on évoquait France Culture, tantôt pour l'encenser, tantôt pour casser du sucre, c'est plus rigolo :

LES MATINS DE FRANCE CULTURE

Elle : Marc Voinchet c'est drôlement pratique : il fait l'horloge parlante !
Lui : Il est 6h46 et nous fêtons aujourd'hui les Jean-Louis...
Elle : Mais c'est vachement pratique, si, si ! Parce qu'un matin j'ai mis France Musique : un concerto de Chopin, très doux, très calme, très beau... eh bien je me suis rendormie.
Lui : Et puis, avec Marc Voinchet, ceux qui ont des enfants savent si c'est l'heure de faire chauffer les biberons ou bien de changer les couches.




LE GAI SAVOIR
LES NOUVEAUX CHEMINS DE LA CONNAISSANCE

Elle : Je dois dire qu'Adèle est beaucoup moins bien que Raphaël dans les Nouveaux Chemins de la Connaissance...
Lui : Venant de toi le contraire m'eut surpris.
Elle : Outre qu'il est plus efficace et plus précis, il a une telle culture littéraire qu'il est capable de vous citer les Fleurs du Mal quasiment en entier...
Lui : Et écoutes-tu le Gai Savoir, le dimanche après-midi ?
Elle : Parfois, oui, quand j'ai du ménage à faire...
Lui : Enthoven y fait un numéro absolument hallucinant avec la pisseuse qui l'accompagne...
Elle : Paola-machin-chose ? Ça fait vingt ans qu'elle est en khâgne, elle va redoubler jusqu'à quand ?



LES PIEDS SUR TERRE

A : J'ai écouté aujourd'hui les Pieds sur Terre, une rediffusion de 2012, avec Sonia Kronlund : Il faut diiiire que dans cette viiiille le Front National a connu un record de 40,3%.... Soit ! Seulement, cette bonne femme, qui est soi-disant journaliste de terrain et d'investigation, n'a même pas été foutue de retourner dans cette ville depuis 2012. Moi je les aime bien ses petits reportages, mais ce qui est vraiment insupportable c'est la musique de fond digne des Feux de l'Amour censée t'amener vers la compassion ou la détestation, sans parler de cette morale à deux balles qu'elle te sert en début et en fin d'émission...
B : Si on prend l'émission dans son projet idéologique, elle est en effet méprisable mais...
A : C'est peu de le dire !
B : ... mais il y a un tel travail, et une telle captation de la réalité, qu'elle sera toujours intéressante et même estimable malgré ses défauts. Si on va poser ses micros en banlieue avec une idée déjà dans la tête et qu'on fait son montage toujours dans le même sens, eh bien il y a un moment où on ne se renouvelle plus.
C : Humm... excusez-moi de vous interrompre, mais vous relevez uniquement ce qui est mauvais ?
B : Oui, oui, ça fait partie du travail, j'insiste là-dessus.
C : Alors, pardon d'être vulgaire, mais moi j'ai surtout envie d'aimer et de dire que j'aime !
A : Je suis d'accord ! Moi aussi je préfère défendre ce que j'aime, mais Brice Couturier, par exemple, je ne le supporte plus non plus, ce type qui donne des leçons sur tout et n'importe quoi, qui nous délivre ses avis avisés et euhhh... lumineux, ouhlala !



LA CHANSON FRANÇAISE

- Anecdote de collectionneur : "Comment ? Vous vouliez les Tino Rossi de chez Columbia année 1933 ? Oh, quel malheur, on en a fait des semelles la semaine dernière !"
- Ah ben Tino Rossi, c'est bien le seul truc que je n'ai jamais collectionné.
- Mais c'est très bien Tino Rossi !
- Ah bon ?
- Ah ouiche ! Un vrai crooner d'avant-guerre, avec beaucoup de charme !
- Eh bien, si tu veux des titres en 78 tours, je te les trouve.
- Ah, je vois, monsieur est un Averty averti !
- Moi, Tino Rossi, JE NE PEUX PAS ! Déjà enfant j'avais une dent contre lui...
- C'est parce que tu l'as vu vieux, quand il chantait Petit Papa Noël...
- Non, non, c'est comme Claude François, je me souviens de la joie secrète qui m'a envahie lorsque, encore gamine, j'ai entendu à la radio : "Claude François est mort dans sa baignoire..."
- Faut pas ! Chez la plupart des artistes de variété, même les plus caricaturaux, on peut trouver quelque chose qui transcende leur médiocrité. Chez Claude François, il y avait une énergie extraordinaire...
- Et alors ?
- Alors c'est une énergie qui est positive, saine, agréable...
- Savez-vous que le jour où Claude François est mort, c'était un jour d'élection ?
- Un jour d'érection ?
- Un jour d'é-LEC-tion, j'ai dit ! Et Libé avait titré : "Claude François a volté !"
- C'est honteux !
- Oui... mais ça ne se rate pas !
- Moi je me souviens qu'on disait dans le lycée où j'étais qu'il écoutait à la radio la chanson de Joe Dassin : "Tu me fais de l'électricité".
- Joe Dassin !!! Voilà bien quelqu'un chez qui la qualité tu peux la chercher longtemps.
- Tu as tort ! Dassin a produit quelques morceaux merveilleux. Par exemple, son adaptation de l'Ode à Billie Joe !
- Absolument ! Et aussi Katie Cruel, très très bien !
- Mais à côté de ça : les Dalton, les Petits pains au chocolat...
- N'empêche qu'il avait un doctorat d'ethnologie ayant pour thème la musique folklorique...
- C'est vrai ?
- Absolument ! Un doctorat passé à l'université du Michigan au début des années soixante.
- Et puis il ne faut pas oublier qu'il était le fils d'un immense artiste et qu'il a poussé dans un univers qui n'était pas nul...
- Sa mère n'était pas mal non plus...
- Ah bon ! Qui diable était sa mère ?
- Il y aurait donc une chose que tu ne sais pas ? C'était la comédienne et femme politique grecque Mélina Mercouri, épouse de Jules Dassin, réalisateur de Topkapi, Jamais le dimanche, Les Forbans de la nuit...
- Ah ben merde ! Il y a vraiment de la culture fulgurante dans cette librairie !
- Sachez que les auditeurs de France-Culture sont tout à fait capables de vous pondre une thèse sur la famille Dassin !

2014/06/01

ANPéRo : Tout un monde**** (30/05/2014)


Pour le karaoké
Je suis rentré avec Vincent
Au comptoir on s'est accoudé
Il m'a servi un verre de blanc
Et aussi une clope roulée
Comme c'était la fin du printemps
D'un coup il s'est mis à chanter


[Refrain] :
Oh les livres, oh les livres
Quand tu rajoutes la radio
Et la liste, et la liste
Moi je les aime trop

Il est sorti avec Stéphane
Qui donne dans la bande-dessinée
Il est sorti avec Bruno
Qui rêve d'ordre et de progrès*
Il  est sorti avec Laurent
De politique faut pas parler

[Refrain] :
Oh les livres, oh les livres
Quand tu rajoutes la radio
Et la liste, et la liste
Moi je les aime trop

Il est sorti d'la librairie
Il  est sorti avec Henry
Il  est sorti avec Rémy
Il  est sorti avec Aur'lie

[Le pont]

Il  est sorti avec Jean-Jean
La canne raide comme un âne** arqué***
Il  est sorti avec Jean-Jacques
Qui n'aime ni Mac ni les PC
Il  est sorti avec Karine
Qui le dépasse d'au moins un pied
Il  est sorti avec Jean-Noël
Là il faudrait ôter ce pied
Il  est sorti avec Daniel
 J'avoue que j'ai plus trop d'idées

[Refrain] :
Oh c'est libre oh c'est libre
Même sans être trop culturo
Tout l'monde vibre, tout l'monde vibre,
Pour le prochain ANPéRo

Et les filles, et les filles
Y en avait deux à l'ANPéRo,
Et les filles, et les filles,
Vous ne serez jamais de trop

[* une version initiale plus grivoise donnait : "qui voudrait bien se faire bréser", mais la censure veille]
[** attention, l'âne est multiple]
[*** archées***** : organismes originels (témoins d'un monde passé) et extrêmophiles]
[**** Tout un monde, de France Culture, de générique Hadouk Trio et Didier Malherbe, Babbalanja]
[*****  aucun rapport avec la commune de Lalanne-Arqué dans le Gers]


Par le taulier, plus sur Au bonheur des dames : Tout droit venu de ces eaux-là (26 ans, déjà…)