2015/04/25

Paroles de Poilu : Edouard Rey (1882-1916)

Edouard Rey était natif de Belleserre, dans le département du Tarn, patrie de Jean Jaurès et berceau du socialisme. Il y tenait une entreprise de maçonnerie suffisamment florissante pour ne pas craindre l'avenir, sauf que l'avenir...
En août 1914, lorsque l'Allemagne déclare la guerre à la France, Edouard a 32 ans, est marié depuis peu et père d'une petite fille qu'il chérit tendrement... mais qu'il abandonne cependant, pour rejoindre à Bordeaux le 7ème Régiment d'Infanterie Coloniale et ses milliers de marsouins en route pour le Front.
Atteint de dysenterie au deuxième mois du conflit, le caporal Edouard Rey est aussitôt évacué dans un hôpital de l'arrière, ce qui lui permet sans doute d'échapper à la boucherie initiale des premiers combats, mais ce n'est-là malheureusement qu'un léger sursis, quoi qu'en dise son père dans une lettre d'octobre 1914 :

Nous préférons te savoir à l'abri dans un hôpital, plutôt qu'à coucher dehors en face les Allemands. Tâches moyen d'y rester le plus longtemps possible. Tu verras que d'ici peu les choses s'arrangeront et que tout sera bientôt à peu près fini.

Dix-huit mois plus tard, son fils sera mortellement blessé par un éclat d'obus, tandis qu'il s’occupait à fortifier des tranchées du côté de Foucaucourt-Soyécourt, dans la Somme.

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On trouvera ci-dessous, sur des illustrations de Joseph LESAGE, quelques paroles extraites de la correspondance du poilu Edouard-Jean-Alexandre REY :





2015/04/18

Paroles de Poilus : la famille Audibert

« Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l'aimable Provence ont été prises d'un subit affolement. L'aveu public de leur impardonnable faiblesse s'ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. Les soldats du Midi, qui ont tant de qualités guerrières, tiendront à honneur d'effacer, et cela dès demain, l'affront qui vient d'être fait, par certains des leurs, à la valeur française. Elles prendront, nous en sommes convaincu, une glorieuse revanche et montreront qu'en France, sans distinction d'origine, tous les soldats de nos armées sont prêts, jusqu'au dernier, à verser leur sang pour assurer contre l'envahisseur menaçant le salut de la patrie » (Auguste Gervais, sénateur de la Seine, in Le Matin du 24 août 1914)

On sait qu'au tout début du conflit, l'obsolète tactique militaire de généraux français à moitié séniles coûta à la France plusieurs dizaines de milliers de vie inutilement fauchées dans la fleur de l'âge. Mais qu'à cela ne tienne : non content d'envoyer des gamins de vingt ans, baïonnette au canon, se faire massacrer sous un déluge de mitraille et d'obus, le généralissime Joffre, incapable d'assumer la cuisante défaite qu'il venait d'essuyer à Morhange, désigna à la vindicte populaire des boucs émissaires déjà tout trouvés : les soldats du Midi.

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Au début du siècle dernier, M. & Mme Audibert logeaient dans une grande maison bourgeoise sise rue de l'Horloge, à Carcès dans le département du Var. Producteurs-exploitants d'huile d'olive et de vin de Provence, ils avaient une cuisinière et deux servantes à disposition, ainsi qu'une automobile à essence, fait suffisamment rare à l'époque pour être souligné. L'autre signe extérieur de leur aisance financière est la très bonne qualité du papier à lettre qu'ils utilisèrent entre 1914 et 1918... car la famille Audibert c'est surtout l'histoire d'une fratrie de 6 enfants, dont 4 garçons plus ou moins en âge de "servir la patrie" durant la Grande Guerre :

Paul Audibert, l'aîné (1894-1987), sera ajourné et ré-ajourné en raison de ses études à l'Ecole Nationale des Mines, puis finalement reconnu "inapte à faire campagne pour cause d'emphysème et de bronchite chronique" à la commission de réforme de septembre 1917. Sera par la suite ingénieur-directeur de la société minière et métallurgique de Pertusola, à Iglésias, en Sardaigne. 

Son frère, Jean Audibert (1895-????), n'échappera à la guerre que parce qu'atteint d'idiotie et sourd-muet de surcroît.

Quant aux deux derniers garçons, ils suivront un destin somme toute assez parallèle, puisque Louis (1897-1918), étudiant ès sciences et baccalauréat en poche, sera incorporé en janvier 1916, cependant que Lucien (1898-1917) s'engagera en septembre 1915, à l'âge de 17 ans. 
Tous deux dotés d'excellentes aptitudes intellectuelles, ils alterneront des périodes de formation aux écoles d'officiers de Joinville, Saint-Cyr ou Saint-Maixent, et des séjours sur le Front qui leur vaudront blessures et citations dans un premier temps, puis dans un second leur coûteront la vie. 

Ce qui frappe surtout dans le corpus d'environ 300 lettres et documents divers de la famille Audibert, ce n'est pas tant l'absence de propos patriotiques sous la plume de Louis ou de Lucien, que l'incroyable jeunesse d'esprit de ces gamins d'à peine vingt ans qui étaient un peu crâneurs sur les bords, avaient les yeux marrons et les cheveux châtains.


Extraits de sa correspondance :

La vie à l'école militaire

Janvier 1916 :

Nous logeons dans une grande caserne avec des biffins à képis.

Février 1916 :

Ce matin, après l'exercice, on nous a divisé en deux camps, puis on nous a demandé de nous battre à coups de boules de neige.

L'autre jour nous avons eu revue de chaussures par le capitaine et il nous a fallu les graisser jusqu'aux semelles ! Heureusement que c'était un jour de repos !

Avril 1916:

De temps à autre, nous faisons des cours d'intonation durant lesquels où on nous apprend à brailler des commandements.

Mai 1916 : 

Je suis arrivé à Saint-Maixent jeudi soir. La discipline y est sévère et nous avons peu de liberté, mais la nourriture est excellente. 

Le directeur de l'école est colonel, c'est un vieux gueulard qui n'a jamais vu le feu et ne sait que crier après nous.

Ce soir nous avons un spectacle : une pièce de théâtre autorisée par le commandant bien qu'elle se moque des officiers.

Juin 1916 :

Ce matin, un accident s'est produit. Nous faisions un exercice de lance-bombe lorsque l'un d'eux a éclaté, blessant un sergent du génie et 4 élèves.

L'incident que je vous ai raconté hier a eu des conséquences plus graves que l'on n'aurait cru. Un des élèves qui avait été blessé au ventre est mort. Il avait le gros intestin, le foi et un rein touchés. Il est mort le soir même des suites de ses blessures.

Juillet 1916 :

Hier soir, comme exercice de nuit nous avons effectué une relève dans une tranchée de 1ère ligne : notre capitaine est tombé dedans en voulant sauter par-dessus. 

Il est arrivé hier dimanche un fâcheux accident : un chic aspirant de la 3ème Cie s'est noyé dans la Sèvre. Il était avec un de mes amis qui sait nager, mais qui, en voyant tomber son camarade à l'eau, n'a rien trouvé de mieux à faire que de s'évanouir, laissant l'autre se noyer.

Il est arrivé le même jour une chose plus risible mais qui n'honore pas celui qui l'a fait : un Elève Aspirant qui était en goguette a trouvé drôle de se déculotter en pleine rue et de faire voir son postérieur à tous les passants. Résultat : 15 jours de prison.

Ce matin nous avons vu arriver une délégation de civils en gibus et redingote. Ils représentaient sans doute les grosses légumes de Saint-Maixent, mais je vous assure que, pour un militaire, ça vous donne plutôt envie de rigoler de voir cette file de vieux gâteux essayant de marcher à peu près en cadence.

Nous voyons souvent des lièvres qui, affolés par nos coups de fusil, viennent presque sous nos canons, mais malheureusement nous n'avons que des cartouches à blanc qui ne peuvent pas leur faire grand mal.

Août 1916 :

Il est vraiment pénible de constater que dans une école militaire, où tout devrait être jugé d'après le mérite de l'élève, le piston entre en jeu et encore bien plus qu'ailleurs. C'est vraiment dégoûtant.

Septembre 1916:

Nous avons fait ces jours-ci du tir au revolver d'ordonnance et il paraît que l'on nous fera bientôt manier le sabre.

Janvier 1918 :

Ce matin, nous avons eu revue de notre Colonel. Il faisait un froid assez vif, aussi n'était-ce pas bien rigolo de rester immobile.

Mars 1918 :

Aujourd'hui nous avons manœuvré devant un colonel norvégien qui va s'engager dans la Légion comme simple soldat. Il doit avoir dans les 55 ans, ce sont des choses qui ne se voient pas tous les jours, mais je crois qu'il ne tardera pas à s'en mordre les doigts.

Mai 1918 :

Hier nous avons joué au football contre les candidats élèves aspirants. Nous les avons battu 7 à 0. Ça fait déjà deux fois qu'on les bat, et la première fois aussi rudement que la deuxième.

Juin 1918 :

Demain commenceront mes examens, aussi n'ai-je pas beaucoup de temps devant moi, car je dois réviser les mitrailleuses St-Etienne, Maxim et Hotchkis, ainsi que le fusil mitrailleur, le fusil automatique, le revolver Ruby, etc… 

Août 1918 :

Jusqu'à présent nous n'avons pas grand chose à faire, si ce n'est suivre des cours d'anglais. Nous avons déjà fait tous les verbes auxiliaires et réguliers. Nous avons aussi appris les chiffres jusqu'à vingt et quelques phrases. 



Quelques commentaires sur les civils, l'arrière et les mercantis :

Avril 1916 :

Le village de Montmélian n'est pas laid mais, depuis que j'y suis, je n'ai pas encore dit un mot à un seul habitant, c'est dire s'ils sont sauvages.

Mai 1916 : 

Au village, tous les magasins nous entourloupent à qui mieux-mieux. Les commerçants mettent sur leur vitrine : "Fournisseur de messieurs les élèves aspirants" et ils en profitent pour nous faire payer double tarif.

Septembre 1916 :

Lorsqu'on va en manœuvre dans ces sales patelins, les gens n'ont jamais rien à nous vendre.

Janvier 1918 :

Nous avons encore changé de cantonnement. Nous voici maintenant dans un petit patelin d'une centaine d'habitants d'une saleté repoussante.

Février 1918 :

Je suis allé faire quelques emplettes à Paris et j'en ai profité pour souper au Bouillon Duval. C'était très bien, mais un peu cher pour ma bourse. La prochaine fois je changerai d'adresse.

Mars 1918 :

Dimanche dernier, je suis passé par la station de métro Bolivar où il y a eu 56 personnes mortes étouffées lors de la dernière attaque de zeppelins. J'ai vu les enterrements des victimes et aussi les maisons touchées. J'ai constaté que les parisiens ont une frousse intense des gothas et qu'ils ne parlent plus que de bombes, de torpilles, etc... et qu'ils sont fiers d'habiter dans une "ville du front".

Avril 1918 :

Les parisiens font beaucoup de bruit pour pas grand chose. Je ne veux pas dire par là que les obus qui tombent sur Paris ne font pas de mal, non, car forcément dans une population aussi dense il y a forcément de la casse, mais l'obus par lui-même est peu dangereux. Sur une population de plus de 3 millions d'habitants et une agglomération comptant plusieurs centaines de milliers de maisons, il est tombé dans la dernière semaine seulement 4 obus. Vous voyez que ce n'est pas grand chose et encore, 2 des obus n'ont eu aucun résultat.

Mai 1918 :

Nous sommes arrivés hier soir au Mans. Mon impression sur cette ville n'est pas avantageuse...

Sur les copains de chambrée :

Janvier 1916 :

Au 97ème il y a moitié de Marseillais et moitié de Lyonnais, ce qui produit de fréquentes bagarres, et c'est pourquoi nous sommes toujours consignés.

Dans notre nouvelle chambrée nous sommes 23 et nous sommes bien mal lotis : il y en a un qui est un fieffé voleur. Il s'est déjà fait pincer plusieurs fois, mais se fait disculper à chaque fois grâce à quelques témoins qui doivent être de son acabit. Maintenant, nous l'avons à l’œil et s'il ne marche pas droit, il devra faire attention à ses côtes.

Février 1916 :

Parmi mes nouveaux camarades de chambre, il y en a deux ou trois qui ont l'air de vrais voleurs.

Mai 1918 :

L'autre jour, on m'a encore barboté 20 francs pendant que j'étais à la gymnastique.



La vie sur le Front :

Février 1917 :

Pour vous écrire j'ai été obligé de dégeler l'encre de mon encrier sur une lampe… et dans trois minutes, elle sera à nouveau gelée.

Mars 1917 :

Hier nous avons eu la visite des taubes, qui ont lancé des bombes. Elles sont tombées à quelques centaines de mètres d'une usine et n'ont occasionnées aucun dégât. Tous les jours, nous avons leur visite.

Août 1917 :

Nous sommes cantonnés dans les ruines d'un patelin complètement démoli.

Septembre 1917 : 

Nous monterons probablement en ligne d'ici quelques heures. L'autre jour, les Boches nous ont envoyé des gaz. Il n'y a pas eu de mal chez nous, car nous étions en 2ème ligne et sur une hauteur, mais ceux de la 1ère ont souffert.

Tous les matins, nous avons la visite d'un aviateur boche, "Zigomar" comme on l'appelle, qui vole très bas et qui mitraille les boyaux. Ce matin, nous avons tiré je ne sais combien de cartouches sur lui sans jamais l'atteindre, mais un jour ou l'autre, il aura le même sort que "Fantomas", un autre aviateur de son acabit qui s'est fait descendre par les mitrailleurs.

Me voici installé dans ma nouvelle compagnie. J'y suis comme sergent mitrailleur. Le secteur a l'air assez calme, mais il paraît que les coups de main y sont assez fréquents…

Octobre 1917 : 

8 mois sans permission, c'est long pour vous comme pour moi.

Voici notre attaque finie depuis hier. Nous attendons la relève avec impatience, car nous sommes sales et dégoûtants, plein de boue jusqu'au cou.

Chère maman, nous sommes en train de nous installer dans les lignes boches. Nous avons fini notre attaque depuis hier et vous pouvez croire que nous attendons impatiemment la relève, j'espère qu'elle viendra bientôt.

Tout c'est bien passé là-haut. Nous avons eu beaucoup de pertes, mais nous avons fait déguerpir les boches.

Je suis de garde aujourd'hui. C'est un drôle de filon, je me suis déjà fait engueuler plusieurs fois par le commandant.

Il fait un temps épouvantable, la pluie et la boue ne manquent pas. Les pauvres poilus qui sont en 1ère ligne ne doivent pas rigoler. Je ne sais pas encore quand nous devons y remonter.

Mars 1918 :

Avec la fonte de la neige, nous avons eu beaucoup de boue pour l'exercice, mais ce n'est pas grand chose quand on pense aux camarades qui sont sur le front.

Sur la mort de son frère Lucien, survenue le 17 avril 1917 à Craonne, sur le plateau du Chemin-des-Dames :

D'avril à juin 1917 :

Il y a longtemps que je n'ai rien reçu de Lucien. Votre dernière lettre m'a tranquillisé : il vaut mieux qu'il soit dans la Marne plutôt qu'en Champagne.

J'ai bien reçu votre lettre me disant que Lucien était monté à l'attaque. Dès qu'il vous aura écrit, envoyez-moi de ses nouvelles, je les attends avec impatience.

Tous les jours j'attends avec impatience le courrier dans l'espoir d'avoir des nouvelles de Lucien, mais je n'ai encore rien reçu.

J'attends tous les jours de vos nouvelles avec impatience, car c'est de vous que j'aurais les premières nouvelles de Lucien.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 2 m'annonçant que Lucien est porté disparu. Il faut espérer… Je joins mes prières aux vôtres pour que Lucien nous soit rendu. Il faut espérer qu'il ait été ramassé par un Bataillon voisin et que la Cie n'en ait pas été avertie... ou encore que les Boches l'aient ramassé... Enfin, comme vous, j'espère et j'attends avec impatience de vos nouvelles. Bonnes caresses à tous.

J'ai reçu aujourd'hui votre lettre du 4. Elle n'est guère rassurante sur le sort de Lucien, mais moi non plus je ne veux pas perdre espoir. Car si l'on n'a pas retrouvé son corps, c'est qu'il a été ramassé, et comme la position n'a pas été conquise, il est fort possible que ce soit les Boches qui l'aient ramassé. Si cela était vrai, nous resterions encore un certain temps avant de recevoir de ses nouvelles, mais il ne faut pas désespérer. J'ai ici des camarades qui font ce qu'ils peuvent pour me donner de l'espoir. Je verrais demain mon capitaine et je lui demanderais une permission exceptionnelle de 4 jours. Je ne sais pas s'il me l'accordera, mais ce serait une consolation de se trouver réunis au moins quelques jours dans ces instants pénibles afin de prier tous ensemble la Sainte Vierge pour qu'elle ne trompe pas notre confiance et notre espoir que Lucien soit encore en vie. 

Les camarades qui reviennent du front me donnent bon espoir sur Lucien. Ils me disent que les Boches, généralement, n'enterrent pas les morts, mais évacuent seulement les blessés. Ce qui fait que, puisqu'on ne l'a pas retrouvé après l'offensive du 4, il est presque sûrement blessé et prisonnier quelque part en Allemagne.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 22. Je ne vois pas pourquoi la lettre du commandant de Lucien a diminué votre espoir. Lucien est porté en perte à son bataillon, mais les blessés et les disparus sont tous portés de cette manière. […] Comment voulez-vous que l'on puisse voir à 20 mètres si un homme est frappé à mort ou seulement blessé. C'est impossible !

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 25. Hélas, je préférais encore être dans une petite espérance plutôt que la cruelle réalité, mais pourtant je m'étonne que si le corps de Lucien a été retrouvé, on ne vous ait pas donné d'indication sur l'endroit où il a été enterré et qu'on ne vous ait rien renvoyé de lui : croix de de guerre, béret, carnet, etc. D'habitude, ce sont les infirmières qui sont chargées de cela. Ou peut-être est-ce seulement sur la déposition de ses 2 copains que l'on vous a envoyé cet avis. Dans ce cas, malgré l'avis officiel, je ne désespérerais pas, parce que ce n'est pas un simple poilu qui dans le désordre d'une bataille, peut affirmer ainsi la mort de quelqu'un. Hélas, vous devez être bien affligés. Pour moi, je suis devenu de mauvaise humeur et les copains se plaignent de mes bourrades, mais lorsque l'exercice est terminé et que je pense à Lucien, leur gaieté m'offusque.

Le corps de Lucien ne sera jamais retrouvé et Louis décédera quelques mois plus tard, fauché à son tour par une mitrailleuse allemande.


2015/04/09

Alexandre Soljenitsyne : Août quatorze (I et II)

« Pour réduire en miettes une compagnie ou une section, pour faire d'un homme isolé un infirme, il n'est pas besoin de toute une guerre, de toute une campagne, de tout un mois, de toute une semaine, ni même de toute une journée : un quart d'heure y suffit. » (A. Soljenitsyne)

Illustration de...
De toutes les "grandes batailles" de la Première Guerre mondiale, nous connaissons principalement celles de Verdun, de la Somme et du Chemin des Dames, sans oublier la Marne et ses fameux taxis. Et d'ailleurs, pour nous, 14-18 se résume essentiellement à une histoire de rivalité franco-allemande mettant aux prises des boches et des poilus. A tel point que Tannenberg nous fait davantage et bêtement songer à un opéra de Wagner, plutôt qu'à une bataille pourtant capitale entre l'armée du tsar et celle de son cousin le kaiser Guillaume II, au tout début du conflit.

Août 1914, sur le front de l'Est : deux armées russes, sous les ordres des généraux Samsonov et Rennenkampf, pénètrent en territoire ennemi sans difficulté majeure — y gagnant même quelques succès d'estime face à des autrichiens sous-équipés et des allemands surbookés par ailleurs — avant d'être écrasées, défaites, littéralement anéanties à Tannenberg, en Prusse orientale. Voilà résumé en une phrase ce qu'Alexandre Soljenitsyne nous raconte en près d'un millier de pages, dont les 3/4 sont consacrées à la stratégie militaire, il est bon de le savoir. Manœuvres d'encerclement, tentative de percée sur les flancs, en tenaille, contournement tactique, marche et contre-marche... rien ne nous est épargné des opérations, le but de l'auteur étant manifestement d'exposer l'incompétence du commandement suprême ainsi que les rivalités d'ordre personnel entre généraux russes (lesquelles valaient bien celles de leurs équivalents français, soit dit au passage). Mais, au-delà de l'aspect militaire un peu indigeste de ces deux gros pavés, Soljenitsyne nous aide aussi à mieux appréhender une spécificité de l'âme russe telle qu'il la perçoit, l'imagine ou la souhaite, à savoir une âme dotée d'un sens élevé du sacrifice.

... Tibor Csernus
De fait, durant le seul mois d'août 1914, plus de 100 000 soldats russes seront tués ou grièvement blessés au combat. Et lorsque nous disons "soldats", il faut entendre ici de braves et pauvrissimes paysans, des moujiks qui n'avaient strictement rien à gagner ni même à défendre en se sacrifiant, mais sans lesquels la France aurait probablement perdu la guerre un mois seulement après son déclenchement : pour contrer l'offensive russe à l'est, l'Etat-Major allemand dut en effet dégarnir le Front ouest de deux corps d'armée, d'où la victoire française de la Marne et la progression allemande sur Paris stoppée nette.
Se rappeler aussi que les pertes russes s'élevèrent à près de 2 millions d'hommes au total et que, ramenées à la durée d'engagement de la Russie dans le conflit, ces pertes représentent, et de loin, le plus fort taux de mortalité de tous les belligérants. Un triste record, certes ! Mais aussi une boucherie d'hommes injustement relégués aux oubliettes de l'Histoire pour cause de Révolution bolchevique.
De tous ces jeunes russes envoyés au casse-pipe de 14 à 17, de leurs souffrances comme de leur sacrifice, pas un seul chef d'Etat ou de gouvernement de l'époque ne s'en souciait déjà plus à peine onze mois plus tard. Et tandis que la France contre-déployait une partie de ses troupes aux frontières d'un pays devenu subitement menaçant parce que devenu "soviétique", les soldats de l'Oncle Sam, bien qu'ayant comparativement beaucoup moins soufferts, infiniment moins, défilaient quant à eux en triomphateurs sur les grands boulevards parisiens pavoisés aux couleurs des Etats-Unis. Peu importait alors que l'entrée en guerre des States n'ait été dictée que par de vils intérêts industrio-financiers camouflés derrière de généreux principes (toutes les nations firent et font de même), peu importait, oui, car le peuple français, après avoir pleuré ses morts, avait besoin de fêter des héros au son des flonflons...

Rendre hommage aux grands oubliés de la Victoire et de la commémoration, voilà au moins une bonne raison de lire Août quatorze d'Alexandre Soljenitsyne :

Dans une guerre qui a duré quatre ans et qui a brisé le moral de la nation, qui pourrait dire quelle a été la bataille décisive ? Il y en a eu d'innombrables, d'obscures plus que de glorieuses, qui ont bu nos forces et notre foi en nous-mêmes, qui nous ont enlevé inutilement et sans rien nous donner en échange, les plus hardis et les plus résistants de nos hommes, nous laissant plutôt le second choix. Et pourtant, on peut affirmer que la "première" défaite russe a été déterminante, a donné le ton à toute la suite de la guerre et au tour qu'elle a pris pour la Russie : on s'était lancé dans la première bataille sans avoir rassemblé ses forces — et on ne devait plus réussir à les rassembler à temps ; comme on l'avait fait la première fois, on devait toujours continuer par la suite à jeter dans la bataille des hommes qui n'avaient pas été instruits, que l'on venait d'amener sur le terrain, sans leur laisser le temps de respirer ; on colmatait la brèche, on bouchait le trou, on s'évertuait à rattraper ce qu'on avait perdu, sans se poser de questions, sans compter les victimes ; dès la première fois, notre moral était abattu et il ne devait jamais retrouver son assurance d'antan ; dès la première fois, ennemis et alliés ont commencé à nous regarder avec un petit sourire pincé : « Drôles de combattants ! » — et c'est marqué du sceau de ce mépris que nous avons combattu jusqu'à l'effondrement ; dès la première fois, nous avons été pris nous-mêmes d'un doute : avions-nous les généraux qu'il fallait ? Sauraient-ils y faire ?

Alexandre Soljénitsyne : Août quatorze - I & II (1971-1972)
Traduction de Georges Nivat, Jean-Paul Sémon, Alfreda et Michel Aucouturier
Aux Editions du Seuil